L’Oreille émoussée: L’épuisement de l’expérience acoustique à l’ère industrielle

« L’Oreille émoussée. L’épuisement de l’expérience acoustique à l’ère industrielle », Florian Gaité & Jérémie Nicolas, 2016
Rédaction à quatre mains, LP Weapon Project, sous la dir. de Nicolas Gimbert

Dans un rapport paru l’an dernier, l’Organisation Mondiale de la Santé alarme l’opinion publique sur la menace de déficiences auditives pesant sur plus d’un milliard de jeunes à l’horizon 2050, exposés à l’industrialisation des modes de consommation musicale (son compressé dans les baladeurs, sur-amplifié, voire saturé, dans les bars, les salles de concert et les clubs…). La détérioration en masse de la fonction auditive s’inscrit dans le cadre d’une fatigue généralisée, d’une paupérisation organisée de la sensibilité dans la modernité. Entre pollution sonore et performance acoustique, la hausse littéralement « traumatique » du volume dans la modernité industrielle, loin d’émoustiller l’audition, en émousse bien plutôt l’organe.

L’oreille émoussée est le symptôme d’une évolution sonore qui perd en nuance et en subtilité, en saillance et en efficacité, sous l’effet d’une triple transformation : altération de l’appareil organique (l’oreille), automatisation des processus psychiques (la conscience auditive) et simplification du matériel sonore. Signe d’une vitalité appauvrie, cette dégénérescence auriculaire est d’autant plus dangereuse qu’elle agit de manière discrète, et même dans une indifférence quasi absolue. Point n’est besoin en effet d’atteindre le seuil auditif de la douleur (autour de 120 dB) pour voir ses fonctions auditives détériorées. En outre, cette diminution de la fonction auditive est d’autant plus invisible qu’elle se réalise sur fond d’un mouvement plus global d’épuisement de l’individu contemporain, pensé sous le paradigme nosographique du dépressif. Le déprimé — étymologiquement « celui qui s’abaisse, qui s’enfonce » — est cet être au tonus vital en berne, inconsistant et liquidé, production d’une société industrielle et néolibérale dont la sociologie clinique contemporaine[1] ou des philosophes tels que Bernard Stiegler[2] dénoncent les dynamiques d’épuisement. Dit en ces termes, l’appauvrissement de l’expérience acoustique à l’ère industrielle est abordé comme le cas particulier d’un mouvement plus global de désubjectivation, d’affaiblissement du sujet dans la modernité. Comme le résume très bien Félix Guattari dans un entretien avec Olivier Zahm, « la subjectivité produite à l’échelle industrielle et massmédiatique est une subjectivité réduite, laminée, dévastée qui perd sa singularité »[3].

La dénonciation de la dégénérescence psychique et organique de l’audition n’est pas neuve. Elle prend racine dans la physiologie de l’art par laquelle Nietzsche s’est alarmé des effets sanitaires de la « décadence » nihiliste de la civilisation moderne européenne, comprise comme la promotion d’une « vie appauvrie », une culture du « vouloir-mourir, (de) la grande lassitude »[4]  au sein de laquelle le règne des nerfs se substitue à celui de la chair[5]. Appliquée chez Nietzsche à l’expérience de la composition wagnérienne (qui rend « la musique malade »[6] et « gâte le goût »[7]), l’image de l’oreille émoussée devient dans la pensée post-critique (d’Adorno à Stiegler) un mal industriel[8]. Sur fond d’un certain pessimisme, inhérent à la modernité, ces derniers s’accordent sur le constat que les technologies du son et la commercialisation industrielle de la musique sont conjointement responsables d’une dégradation inédite de notre logiciel auditif et de ses conditions d’écoute.

En faisant la sourde oreille aux recommandations de l’OMS sur la question, les industries culturelles ont, de façon indue, démontré tout l’intérêt qu’elles rencontraient à la production d’oreilles elles-mêmes assourdies. Loin d’être ici considérée comme un dommage collatéral de technologies mal maîtrisées, la destruction organisée de l’audition semble relever d’une véritable stratégie pour instrumentaliser l’auditeur. Pour le dire vite, l’industrie procèderait par épuisement de l’expérience sonore pour mieux le disposer à la consommation de l’easy listening et de la muzak. L’organisation à l’échelle industrielle de la fatigue auditive par réductionnisme acoustique (simplification des formes musicales, émoussement de l’oreille, grossièreté des technologies du son) se fait l’arme non létale, mais non moins nocive, par laquelle s’assurer du contrôle de la sensibilité des consommateurs.

Notre réflexion se situe donc sur le terrain d’une économie industrielle de l’écoute abordée de manière résolument critique. L’objet de cet essai est de mettre au jour des mécanismes de nivellement par le bas de l’expérience acoustique à l’ère industrielle, en proposant une relecture des penseurs critiques de la modernité. Comment penser l’émergence de cette médiocrité auriculaire par laquelle l’industrie contrôle la consommation sonore ? Que signifierait organiser la résistance à celle-ci ?

L’éducation à la paresse auditive (TOYS“R“EUTH)

Notre analyse s’ancre d’emblée dans une analyse de la plasticité fonctionnelle auditive et de la façon dont l’éducation à l’écoute par l’industrie en détourne les mécanismes dans le sens d’une habituation toxique. Nous pouvons alors parler de production industrielle de la sensibilité dès lors que l’industrie fait intrusion dans la structure biologique et psychique des individus pour en diriger l’économie. Actualisant la méthode nietzschéenne, nous avançons ici les éléments d’une neurophysiologie de l’art attentive aux causes des pertes auditives contemporaines. Elle permet de comprendre comment la consommation devient à la fois le moyen d’une paupérisation de l’expérience acoustique et celui de la promotion d’une attitude satisfaite, voire complaisante, à son égard.

La production industrielle de la sensibilité auditive commence dès le plus jeune âge, alors que les cerveaux infantiles, traversant des périodes dites « critiques », sont le plus sensibles aux influences extérieures. Leur neuroplasticité, soit l’ensemble des mécanismes permettant à leurs cerveaux de se former et de s’adapter à leur environnement, est l’objet d’une intrusion industrielle qui compromet radicalement, c’est-à-dire à la racine, les dynamiques d’individuation du système auditif. Régulièrement dénoncés par les autorités sanitaires et les associations de consommateurs pour allègrement dépasser les normes légales d’émission, les jouets sonores sont à cet égard des armes industrielles d’une redoutable efficacité. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si les revolvers factices figurent parmi les plus bruyants d’entre eux, avec des niveaux mesurés à 115 dB à 25 cm de l’oreille (soit à peine 5 dB de moins qu’un marteau-piqueur dans la rue). Affirmer que le son traité à l’ère industrielle est proprement destructeur n’a ici rien d’excessif. L’exposition quotidienne et répétée à ces niveaux sonores provoque en effet des micro-lésions, des traumatismes locaux dans l’appareil auditif (à commencer par les cellules ciliées dont le capital de récupération est extrêmement limité) et, à plus ou moins long terme, la réduction irréversible du spectre auditif (avec ses troubles attachés : presbyacousie précoce, voire surdité, hyperacousie, acouphènes…). Influençant de façon durable, sinon définitive, la structuration des circuits neuronaux sur le mode du sabotage, l’industrialisation de la sensibilité empêche concrètement le développement des facultés auditives en limitant la diversité et la complexité des signaux qu’elles reçoivent. Ce mécanisme de neutralisation de la finesse de l’ouïe agit donc pleinement dans l’individuation infantile, selon un principe de « plasticité destructrice » des sujets, au sens où l’entend Catherine Malabou, soit la constitution d’identités malgré l’effacement ou l’anéantissement de leurs propres formes, ajoutant que « toute souffrance est formation de l’identité qui l’endure »[9].

La détérioration du matériel organique ne représente néanmoins que la face visible de l’iceberg. Les dommages causés à l’appareil auditif par l’exposition au volume sonore se double d’une altération profonde de la synaptogenèse (la création de connexions entre les neurones) qui perd en complexité à mesure que l’enfant s’habitue à des formes élémentaires. Le choix de sons harmonieux, de mélodies simples et de mesures fixes (principalement des quartes, des quintes) conditionne l’enfant à un système de référence collectivement admis, rassurant et familier, qui sous couvert de susciter « l’éveil musical » ne fait que renforcer les idéologies. L’intérêt éducatif se compromet ainsi dans l’intérêt commercial, l’industrie ayant moins d’intérêt à éveiller l’enfant à sa singularité — en favorisant la dissonance, la complexité et la nuance — qu’à le maintenir dans un conformisme culturel vendeur. Alliant simplisme formel, répétition matraquée et sensationnalisme, la mélodie d’un camion pompier miniature rejoint ainsi les termes de la description de la musique wagnérienne par Nietzsche : « l’élémentaire suffit : timbre, mouvement, coloration, bref, tout l’aspect sensuel de la musique. Wagner ne calcule jamais en musicien en partant d’une quelconque conscience musicale. Il recherche l’effet, il ne recherche que l’effet »[10]. Tout comme celui du maître de Bayreuth, le formalisme musical consensuel des jouets sonores capte l’attention sans projet d’éducation qualitative, canalise des flux de conscience sans affiner sa fonction discriminante. Autre exemple de cette paupérisation acoustique, l’utilisation désastreuse de la compression dynamique[11] dans les technologies digitales, dont l’acousticien Christian Hugonnet affirme qu’elle produit « une musique sans nuance »[12] et sature l’espace sonore de façon grossière, causant l’extrême fatigue de l’organe : « Le son compressé, qui ne ménage aucune plage de silence, peut également créer stress et fatigue car il ne laisse à l’auditeur aucune “respiration“. Il s’ensuit une véritable “asphyxie“ de l’oreille, qui le prive de sa capacité de compréhension, voire de réflexion. »[13] La destruction industrielle de la synaptogenèse, dont Bernard Stiegler a par ailleurs analysé les termes à propos des programmes télévisés[14], désigne bien la mise en œuvre par l’industrie d’un affaiblissement massif de l’attention qui confine à l’intoxication sonore.

Ce mouvement est d’autant plus menaçant qu’il s’accompagne d’un processus fort d’habituation qui renforce le conditionnement des réflexes auditifs. Nourri aux jouets sonores, accoutumé à la compression numérique, ce dernier se rend insensible aux dommages du volume et du formalisme pauvre, englué dans une sorte de paresse auditive et auto-satisfaite. La réduction de l’espace sonore par la musique de divertissement dans le dessin-animé Dora l’exploratrice est l’exemple saillant d’une expérience de la répétition débilitante. Construit sur un principe de réitération des situations, le programme martèle des formes simples (l’intonation des voix, les leitmotivs des personnages, les refrains scandés comme des hymnes) dont la satisfaction n’opère qu’à très court terme et se reproduit perpétuellement. En fixant des formules mélodico-rythmiques primaires sur des situations invariables, le dessin animé propose un système d’identification sonore clos. L’enfant est informé mais le signal qu’il reçoit n’implique pas qu’il s’active de façon autonome, au contraire l’invariabilité des alarmes qu’il reçoit l’épuise. Elles ne requièrent de lui qu’un accompagnement distrait, dont les points d’attaches sont concentrés autour d’événements acoustiques que l’enfant connaît par cœur. Les résolutions aux problèmes posés, comprises dans le mouvement même du signal émis, ne font ainsi qu’accentuer sa paresse auditive. Marque d’une expérience définitivement appauvrie, le plaisir qui opère dans l’appréhension de ces objets sonores auto-résolvants est le même que celui procuré à l’auditeur occidental lorsqu’il appréhende un accord de septième de dominante, savourant avant même qu’elle ne soit apparue la résolution d’un retour à la tonique systématiquement livré.

Aussi, même sous les atours les plus innocents, l’éducation industrielle au son est-elle le nom d’un processus de renforcement de la paresse auditive qui compte sur l’attrait spontané pour le familier et le confort — éprouvé face aux structures sonores simples et réitératives — pour légitimer la formation d’un goût fade et consensuel, lui-même émoussé.

La détente dans l’expérience musicale : la (dé)cadence de Wagner

La paresse auditive est le nom d’un comportement sensible industrialisé qui repose sur le plaisir pris à très court terme dans la réception réactive d’objets auto-résolvants. L’expérience des dessins animés réitératifs reproduit en ce sens les dispositions d’écoute propres au vieil attirail séducteur du fonctionnalisme tonal dans la musique occidentale. L’harmonie qui le supporte intègre un équilibre musical chiffré par lequel un jeu de correspondances se met en place entre les consciences auditives et le plaisir pris aux résolutions. De même, le temps unique de la musique tonale indique un rythme régulier sur lequel l’auditeur peut à loisir se reposer. Ce fonctionnalisme, et sa régularité essentielle, ne donne à entendre à ses auditeurs que des problèmes dont la surexposition préalable conduit l’auditeur à préfigurer les résolutions. La pré-teinte que l’attraction vers la tonique applique à nos parcours auditifs et l’entraînement « sportif » que la temporalité fixe prescrit, agissent in fine comme une domestication de l’écoute. Elles établissent en effet un espace clos et familier[15] au sein duquel notre conscience auditive est invitée à se détendre.

La relation physiologique que peut entretenir ce type de système clos avec les sujets écoutants a été étudiée par Adorno[16], qui y voit les marques d’une certaine forme de relâchement : « Le secret de la composition réside dans ce pouvoir de transformer le matériau dans le sens d’une adéquation croissante. Ignorer cette dialectique, c’est se condamner à la stérilité de ce fonctionnalisme […]. Ce danger se manifeste dans ce que j’ai appelé, de façon hérétique, la “perte de tension”. L’affaiblissement – ressenti par chacun – qui frappe l’individu dans la réalité sociale se fait également sentir en art. »[17] En acceptant le plaisir d’une telle expérience musicale, nous admettons que nos efforts de participation soient relayés par la mécanisation d’une écoute, dont les couloirs ont été creusés par l’habituation (le jeu de frayage et d’ancrage des traces synaptiques dans les phénomènes de neuroplasticité). L’enthousiasme qui en résulte est ainsi directement indexé sur la précision de la mémorisation préalable et sur l’intensité du souvenir qu’elle produit.

Loin de n’être néanmoins qu’un simple souvenir, les deux caractéristiques problématiques héritées du fonctionnalisme tonal (résolution harmonique et régularité) continuent d’abreuver, au compte-gouttes ou à torrent, une très large partie de la musique diffusée en occident, à l’instar de la standardisation du format radio edit. Paradoxalement, c’est dans la musique techno, qui tente de se tenir éloignée de l’activité proprement mercantile de l’industrie du divertissement, que les symptômes de cette méthode de séduction bien graissée se manifestent avec le plus de persistance. Si la musique techno ne compose que rarement avec l’échelle de hauteurs tempérée, l’autorité avec laquelle elle réinvestit la régularité dans le rythme, comme on se plierait à des préceptes ou à des règles religieuses, apparaît en fin de compte comme une transcription grossière de l’événementialité déterminée du fonctionnalisme tonal. Le plaisir des résolutions harmoniques de la musique tonale est alors plaqué sur le plaisir réactif pris au battement de la mesure. Réduit à son plus strict minimum sur le plan rythmique, l’alternance de la pulsation, la musique techno compte sur la réponse mécanique du système auditif à un rythme binaire pour susciter une adhésion aboulique, qui ne porte la marque d’aucune volonté.

Dans l’interaction de la conscience auditive avec le matériau souvent compressé de la musique techno, il n’en va plus d’aucune tension. Tout s’intègre sous les ordres graves des beat amplifiés, ne réclamant qu’une attention flottante de la part des auditeurs, à la fois surexcités et fatigués de réagir, maintenus dans la distraction d’une écoute automatisée. Cette mise à disposition d’une mesure dont tous les temps sont accentués, pérennise les fonctions résolutives du fonctionnalisme tonal, intensifiant ainsi le sentiment d’abaissement éprouvé au moment des repos conclusifs, selon un mouvement réciproque que nous pourrions appeler la (dé)cadence. D’une certaine manière, la certitude sensible induite par le matraquage pulsé, qui ancre les oreilles détendues dans un temps confortable, n’est pas si éloignée des effets de la musique opératique de Wagner, en ce sens (dé)cadente, décrits par Adorno : « Chez Wagner les traits de son dilettantisme sont inséparables de ceux de son conformisme, de son accord résolu avec le public. »[18] Feignant de nous perdre dans le vague avant de nous rapatrier avec force, les conclusions harmoniques — qui finissent quand bien même par arriver — exacerbent l’appui victorieux du retour, exagérant la retombée des membres, celle des pieds qui se plantent dans le sol, comme on fabule l’attache d’une ancre au terroir. L’idée de mesure s’inscrit ici, sous l’ordre régulier des pulsations amplifiées ou là, dans le plaisir décuplé des cadences différées. Idem. Le point de rencontre entre la musique wagnérienne et la musique techno réside dans l’ampleur de leur emprise discrète sur des corps las [19]; à leur manière, ils représentent deux façons de conforter les épuisements. De la (dé)cadence wagnérienne à la décadence techno, il n’y a au fond qu’un coup de dés de différence.

Wagner fait danser son public dans le vague, et lisse les hétérogénéités. Il pousse à son paroxysme la mission conciliatrice de l’harmonie, de la même manière que le martellement de la pulsation techno nivelle les différences sous le joug d’une temporalité commune qui rallie les foules dans un éveil forcé. Selon Nietzsche, c’est ce règne des effets qui conduit à l’automation des réponses hédoniques, comme à la mécanisation des réflexes corporels (taper du pied, battre la mesure) : « Plus besoin de goût, pas même de voix. […] L’ “espressivo” à tout prix, tel que l’exige l’idéal wagnérien, l’idéal de décadence, est difficilement compatible avec le talent. Il n’y faut que de la vertu, je veux dire du dressage, de l’automatisme, de l’ “abnégation”. Ni goût, ni voix, ni talent : la scène wagnérienne n’a besoin que d’une chose : des Teutons !… Définition du teuton : de l’obéissance et de bonnes jambes… »[20]. Le modèle teutonique évoqué par Nietzsche permet en dernière analyse de soutenir la comparaison entre le wagnérien fanatique et le clubber amateur de techno sur la scène de la monumentalité allemande (du Palais de Bayreuth au Berghain). Réactifs à la répétition, conditionnés à l’harmonie, emportés par des facilités affectives, ils expriment deux interprétations voisines du corps compulsif dans la modernité.

La musique wagnérienne, que Nietzsche désigne comme « machine nerveuse hyperexcitée »[21], au même titre que les formules rythmiques des productions de techno à la pop up-tempo, réunissent les « trois plus grands stimulants des épuisés que sont la brutalité, l’artifice et la naïveté ». L’agressivité, l’anti-naturalisme[22] et le formalisme simpliste des sons industriels répondent ainsi à la monumentalité, à l’anti-réalisme et l’élémentarisme de la musique wagnérienne. Tous deux réalisent ce même « coup de génie dans l’art de séduire »[23] par lequel ils collent avec l’histrionisme de l’époque, par ailleurs qualifiée par Félix Guattari de temps des « défoncés machiniques ». Flatter la condition d’épuisement en employant les grands moyens participe d’une stratégie de séduction massive par laquelle épuiser les corps et anesthésier les volontés.

L’écoute en tension, l’effroi du labyrinthe

            Organiser la résistance à l’émoussement de l’oreille s’envisage sur un plan physiologique. Médecin et musicien, au même titre que philosophe, Nietzsche a promu une éducation philosophique de l’oreille par laquelle non seulement entendre le monde mais encore le comprendre. Le philosophe au marteau, ce percussionniste, accorde à la métaphore auriculaire une place centrale[24] comme l’expression d’une pensée ni discursive, ni conceptuelle, par opposition au postulat opticocentriste de la philosophie moderne, lancée depuis Descartes à la poursuite des « idées claires et distinctes de la raison ». Nietzsche plaide définitivement pour une éthique de l’écoute active et scrupuleuse, là où la simple entente « détendue » encourage au dilettantisme. Jean-Luc Nancy rappelle en ce sens que l’étymologie de l’écoute — auscultare — associe la passivité sensible de l’ouïe (-auris) à une valeur intensive (-culto), dont l’entente seule ne peut rendre compte[25]. Renouer avec cette tension auditive revient donc à percevoir le son comme on ausculte un corps, dans l’observation, la discrimination et l’attention, mais aussi dans l’incertitude d’une enquête qui cherche à élucider des symptômes. L’ouïe est l’organe d’une compréhension qui évite toutes les évidences, qui ne se laisse convaincre par aucune vérité « éclatante ».

La différence creusée au cœur de l’audition entre entente et écoute recouvre donc également deux façons de se tenir face à l’inouï, deux manières d’être affecté par un sens nouveau : « Si «entendre» c’est comprendre le sens, écouter, c’est être tendu vers un sens possible, et par conséquent non immédiatement accessible »[26]. L’entente est ainsi un mode d’audition confortable, source de détente, dont le plaisir tient à la présence du familier et du connu ; l’écoute repose, elle, sur une disponibilité au nouveau, à cet inconnu à venir, qui suscite un effroi et une méfiance qui la tonifient. Placé dans l’horizon d’attente de l’imprévisible, l’écouteur perçoit comme on avance à tâtons, dans le noir, sans possibilité de se figurer l’issue. Ce suspens de l’écoute décrit par Nancy aide à mieux comprendre l’attachement de Nietzsche à la description de l’oreille en labyrinthe. Dans Les Dithyrambes de Dionysos, Nietzsche attribue les oreilles de Dionysos à Ariane, seule capable d’entendre la parole sensée qui n’éclot qu’à la « mi-nuit », la sagesse retorse et confuse d’un monde né dans l’ombre[27]. Si la vue est le sens de la surface, de la lumière, de la clarté, l’ouïe est celui de la nuit et de la profondeur, dans laquelle il se repère de manière sinueuse et non assurée. Comme le remarque Nancy, poursuivant l’analyse du terme auscultare : «  Ecouter, c’est tendre l’oreille — expression qui évoque une mobilité singulière, parmi les appareils sensoriels, du pavillon de l’oreille —, c’est une intensification et un souci, une curiosité ou une inquiétude »[28]. Au centre d’une allégorie de la complexité et de l’obscurité du monde, le pavillon auriculaire, dont les replis permettent de filtrer les sons et d’en canaliser les ondes, brise la linéarité de la saisie sensible et intellectuelle. Par lui s’organise le passage du biologique au cosmique, l’oreille agissant comme l’organe médian par laquelle les méandres du monde se présentent, mystérieux, aux sinuosités du cortex auditif.

Figure de la connaissance des ténèbres, le labyrinthe décrit l’écoute comme un jeu d’actions et de réactions, de conflits et de pertes, d’impasse et de douleurs, il est le lieu où résonne la plainte d’Ariane. Dans un passage d’Aurore, la généalogie de l’organe auriculaire que retrace Nietzsche assimile l’écoute au moyen d’une tenue en alerte : « L’oreille, organe de la peur, n’a pu se développer aussi amplement qu’elle l’a fait que dans la nuit ou la pénombre des forêts et des cavernes obscures, selon le mode de vie de l’âge de la peur […] : à la lumière, l’oreille est moins nécessaire »[29]. L’écoute, comme réponse naturelle à l’effroi, émerge dès lors que le sujet sort de sa quiétude, dès lors qu’effrayé, il se fraye un chemin (aussi symbolique que neuronal) vers l’inconnu. La question est alors de savoir ce qui dans la postérité wagnérienne échappe à l’industrialisation et peut faire l’objet d’une telle écoute. Il faudrait pouvoir concevoir une musique effroyable, qui porte la marque des ténèbres et de l’effroi, non pas tant au sens de son esthétique que du caractère imprévisible et accidenté de sa composition. La musique contemporaine, en ce qu’elle s’extrait du fonctionnalisme tonal, de la régularité rythmique, apparaît comme la tentative de produire une écoute proprement déroutante. Le système sériel, issu des expérimentations de d’Arnold Schönberg sur la composition libre (le dodécaphonisme), comme l’apériodicité, les ambiguïtés de composition et les changement imprévisibles de hauteurs chez Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Henri Pousseur ou Luigi Nono relèvent, dans une certaine mesure[30], d’une perception chaotique par le système auditif.

La musique contemporaine déroge aux effets secondaires liés aux résolutions harmoniques (Wagner) et à l’entraînement sportif de la pulsation régulière (la techno). En jouant plutôt sur les associations de timbres et les modulations métriques, elle offre un parcours déconcertant qui n’est pas sans rappeler la disposition initiale de l’organe auditif que Nietzsche rattache à l’effroi. Le vide occasionné par ces nouveaux paramètres pousse l’auditeur à peupler des vacances, à formuler lui-même les sens possibles sans que ces derniers ne soient préfigurés par des schémas. Renonçant à « l’affinité naturelle de la sensible »[31], que Wagner vise à transformer en « régime total »[32], l’auditeur conscientise les accès de son écoute. De même qu’en perdant la régularité des références, il est incité à produire des efforts d’attention et d’appropriation. Il retend l’oreille vers les vitesses et les pressions d’un matériau alors polémique et, faisant l’effort d’en éprouver les contradictions, aiguise les contours de sa surface musicale. La perte de la mesure évidente restitue à l’expérience acoustique l’attitude de l’écoute apeurée décrite par Nietzche. Dans l’épreuve des formes étrangères, l’oreille trémule. L’incertitude de la nouveauté invite l’auditeur à exercer ses choix, à se frayer de nouveaux chemins, à s’effrayer dans un labyrinthe. Recouvrant l’attitude d’une écoute responsable, l’oreille se tend vers l’objet de ses noises, elle joue du son dans ce qu’il a d’effroyable et de possiblement intime.

Musique des mystères profanes, la création contemporaine offre les moyens d’une éthique critique de l’écoute, plus que jamais nécessaire à l’heure de la destruction organisée de notre synaptogenèse. L’habituation à l’élémentarisme sonore et au sensationnalisme musical tendent à occulter le fait que l’ouïe est un sens foncièrement en tension, qui naît de l’inquiétude et du conflit. Epuisant son potentiel d’action, Wagner est ici replacé dans une histoire du fonctionnalisme tonal qui échoue, après lui, dans la proposition musicale indigente de l’industrie. Finalement découvert dans les écrits nietzschéens comme l’autre nom de la société industrielle, le compositeur anticipe, avec sa spectacularité séductrice, la massification de la production de musique tonale, instrumentalisée comme levier d’éducation à une indolence docile. A l’inverse, le retour à l’état trouble de l’écoute doit savoir passer par une réappropriation de l’expérience de la déroute. Lâché dans le labyrinthe avec le goût de la perte, stimulé par une situation de conflit, joueur jusque dans l’effroi, l’écouteur trouve dans l’expérience de cette tension le tranchant qui fait désormais défaut à son oreille.

Florian Gaité, Jérémie Nicolas

mars 2016

Source: http://freevol-association.fr/lp-weapon/


[1] On peut consulter sur ce point La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2005.

[2] A travers la thématique de « l’épuisement libidinal » du sujet contemporain et de la « liquidation (de son) narcissisme primordial », notamment, mais pas exclusivement, dans  Mécréance et discrédit, 2. Les sociétés incontrôlables d’individus désaffectés, Paris, Galilée, « Débat », 2006 ou les deux tomes de De la misère symbolique. Paris, Galilée, « Incises », 2004/05.

[3] In Texte zur Kunst, avril 1992.

[4] Friedrich Nietzsche, Le Cas Wagner, trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard, 1974, pp. 17-18.

[5] Une vie appauvrie selon Nietzsche : « de plus en plus de nerf et pas de chair », ibid., p. 51.

[6] Ibid., p. 28.

[7] Ibid., p. 35.

[8] Abondant dans leur sens, le musicologue Raymond Murray Schafer décrit le « paysage lo-fi de la révolution industrielle » dans Le Paysage sonore. Le monde comme musique, trad. S. Gleize, Marseille, Wildproject, 2010.

[9] Catherine Malabou, Les Nouveaux Blessés. Freud et la neurobiologie contemporaine. Paris, Bayard, 2004, p. 49.

[10] Le Cas Wagner, op. cit., pp. 36-37.

[11] La compression à l’ère de l’industrie musicale apparaît comme la technique la plus à même d’illustrer cette perte de tension qui homogénéise les dynamiques du son, et nivelle leurs différences : « Le compresseur a été conçu au départ pour réduire la dynamique, la base de cette fonction étant d’augmenter le niveau des signaux faibles et de diminuer celui des signaux forts, réduisant ainsi la plage de variation en volume du signal. […] elle permet d’optimiser le niveau sonore moyen en diminuant l’amplitude des écarts de dynamique. » Hervé Baudier, Prise de son et mixage, T.1, Paris, Dixit, 2009, p. 150.

[12] « Musique compressée, attention danger ! », entretien paru dans Direct Matin, 07 janvier 2010, p. 11.

[13] Christian Hugonnet, « L’Oreille en mutation », in TDC, n°1046, décembre 2012.

[14] Bernard Stiegler, « Synaptogenèse de la destruction de l’attention », Prendre soin. De la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008, pp. 103-124.

[15] Adorno discute le concept d’harmonie comme idéologie de la clôture et rappelle la reconnaissance chaleureuse de l’expérience d’hétérogénéités qui ne se rencontrent que pour se concilier : « Est familier à l’expérience esthétique, […] le fait que les trouvailles inadéquates tombent à plat. » Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 2011, p. 221.

[16] Cette relation physiologique n’apparaît que rarement en ces termes dans les écrits d’Adorno. Elle est en un certain sens, un des versants de l’élément mimétique que la nouvelle musique ne fait qu’accentuer, mais elle a aussi attrait à ce phénomène d’affaissement musculaire empreint de sentimentalité qui accompagne l’expérience de la musique légère: « Elle [la musique] est du genre gestique, proche parente de l’origine des pleurs. C’est le geste de la détente. La tension de la musculature du visage se relâche ; cette tension qui, tout en orientant la face vers le monde environnant en vue de l’action, l’en isole en même temps. »  Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., 1962, p. 137.

[17] Theodor W. Adorno, « Vers une musique informelle », in Quasi una fantasia, trad. J.-L. Leleu, Paris, Gallimard, 1982, pp. 303-304.

[18] Essai sur Wagner, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1966, p. 33.

[19] « Wagner aggrave l’épuisement : c’est bien pourquoi il attire les faibles et les épuisés », Friedrich Nietzsche, Le Cas Wagner, op. cit., p. 29.

[20] Ibid., p. 44.

[21] Ibid., p. 30, puis dans le post-scriptum : « Nulle part vous ne trouverez plus agréable moyen de vous épuiser nerveusement l’esprit », p. 48.

[22] Soulignons à cet égard que d’après les études en acoustique le son compressé rend précisément de moins en moins sensible aux sons naturels.

[23] Le Cas Wagner, ibid., p. 48.

[24] Comme le synthétise très bien Eric Blondel, « Nietzsche est un écouteur, un ausculteur, un musicien », sa philosophie agit sur un triple plan auriculaire : celui de la sensibilité auditive, de la perception du son et de l’interprétation du matériau musical, « Nietzsche philosophe musicien », Nouvelles lectures de Nietzsche, Lausanne, L’Age d’homme, 1985, p. 18.

[25] Jean-Luc-Nancy, « Être à l’écoute », L’Écoute, Ircam/L’Harmattan, 2000, p. 278 (note).

[26] Ibid. p. 279.

[27] « Dionysos : Sois raisonnable, Ariane !… Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles : accueilles-y parole sensée ! […] Je suis ton labyrinthe… », Dithyrambes de Dionysos, trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard, 1974, p. 63.

[28] Jean-Luc Nancy, Ibid., p. 278.

[29] Friedrich Nietzsche, Aurore, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard, 1980, pp. 182-183.

[30] Dans une certaine mesure seulement car les études montrent que malgré le déconcertement qu’elle provoque, la grammaire sérielle parvient à être l’objet d’un apprentissage implicite par des sujets qui y sont régulièrement exposés, même non-spécialistes. La musique contemporaine ne résiste donc pas à l’intégration inconsciente sous l’effet de l’habituation, même si cette dernière est plus longue et plus laborieuse que dans le cas de la musique classique. Voir Z. Dienes et C. Longuet-Hoggings, « Can musical transformations be implicitly learned ? », in Cognitive Science, vol. 28, 2004. pp. 531–558.

[31] Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., Paris, Gallimard, 1962, p. 93.

[32] Essai sur Wagner, op. cit., p. 83.