Juliette Volcler, Contrôle

Compte-rendu : « Juliette Volcler, Contrôle, Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore », Paris, La découverte/Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 2017″, Revue Filigrane n°26, MSH Paris Nord

Jusqu’où notre interaction avec le son peut-elle prêter promesse de contrôle pour un pouvoir ? Durant le XXe siècle les recherches en psychoacoustique vont nourrir les besoins et parfois les fantasmes de domaines aussi variés que la médecine, le théâtre, l’industrie ou la guerre. Tour à tour mis au service du soin, de la stimulation sensorielle, de l’induction libidinale ou de stratégies belliqueuses, la physicalité du son fait l’objet de convoitises qui, malgré les déceptions et les échecs, persisteront dans le paysage occidental du XXIe siècle. La chercheuse indépendante et coordinatrice de la revue Syntone Juliette Volcler, dont le précédant ouvrage Le son comme arme (La Découverte, 2011) avait été remarqué, revient sur les problématiques des usages fonctionnels du son, en filtrant cette fois-ci son enquête selon le prisme d’une « figure majeure mais méconnue »  de la modernité sonore : Harold Burris-Meyer.
En se concentrant sur le parcours d’une seule personne, Juliette Volcler vise un double objectif. D’une part il s’agit de circonscrire la dynamique de ces tentatives de contrôle dans le cadre d’une phase particulière du capitalisme au cours de laquelle « la technologie […] s’est muée en instrument de domination » (p. 9). D’autre part, en délimitant exagérément « l’histoire du son du XXe siècle » (p. 7) selon les traits fantasques et rêveurs de Harold Burris-Meyer, comme pourrait l’être un récit, Juliette Volcler cherche à favoriser une traduction « vivante » de l’histoire par la mise en écho de deux imaginaires, celui du lecteur et celui, démesuré, qui accompagne le parcours du protagoniste en question.
Harold Burris-Meyer est présenté comme une figure hybride et omniprésente de la modernité sonore occidentale, la rêverie motrice des aspirations des pouvoirs industriels et militaires. Homme de théâtre, d’abord consultant puis vice-président de la célèbre entreprise américaine Muzak, collaborateur de la CIA, de la Commission nationale de recherche sur la défense étatsunienne et des studios Walt Disney, Harold Burris-Meyer est un homme tout terrain, dont les « conseils en planification acoustique comme en effets audio étaient prisés » (p. 107).

2Divisé en trois parties, le livre développe quelques ramifications et donne un aperçu généreux des implications du personnage dans des expérimentations de contrôle par le son. On y lit l’épiphanie décisive qu’il eut après la représentation d’une pièce de George Baker en avril 1930, à laquelle il avait participé en tant que scénographe pour fournir à cette occasion les dernières innovations audiovisuelles. La pièce intitulée Control avait pour objectif de rendre gloire aux inventions techniques « depuis les premiers hommes jusqu’à Edison » (p. 21). Elle était commandée par l’American Society of Mechanical Engineers à l’Institut Stevens, dont Burris-Meyer dirigeait à cette époque le théâtre – théâtre dans lequel il put également expérimenter les effets sur le public du réalisme sonore au cours de Sound Shows (p. 31) en 1934 et 1941. Cette première étape de parcours le place déjà dans une posture ambigüe, dans laquelle ses idées, en dépit de l’enthousiasme avec lequel elles sont portées, ne font pas toujours l’unanimité. Ainsi dès le milieu des années 1930, la fondation Rockefeller, une « institution privée dont le but était de “promouvoir le bien-être dans le monde entier” » (p. 35) note l’élan imaginatif de Harold Burris Meyer mais nuance la « qualité artistique et l’impact émotionnel » (p. 36) qu’il avait l’habitude d’attribuer à ses propres travaux.
Très largement située dans les sillons de l’histoire de Muzak Corporation, notamment aux côtés de son collègue Richmond Cardinell, l’implantation de Burris-Meyer dans l’industrie y est présentée au fil des premières tentatives de « rationalisation musicale » (p. 53). Appuyée par des études ponctuelles affirmant « l’impact de la musique sur la productivité » (p. 53), notamment une analyse du Comité de la recherche sur la santé industrielle anglaise – entre autre impulsées par la célèbre Théorie physiologique de la musique fondée sur l’étude des sensations de Hermann von Helmholtz – les rêves de Burris-Meyer s’alimentent et s’installent à mesure que les rapports fournissent « des données quantifiées » (p. 55). Les premières playlists catégorisées naissent, et promettent de réguler l’humeur des employés d’usine et d’augmenter le chiffre d’affaire des entrepreneurs en suivant « la progression du stimulus » (p. 59) des travailleurs.
La « saga Muzak » est parcourue dans son ampleur, de sa fondation sous le nom de Wired Radio en 1922 par le major-général George O. Squier jusqu’à sa faillite en 2009 sous le poids de dettes devenues impossibles à éponger. Malgré des critiques récurrentes qualifiant les playlists de la société comme « musique d’ascenseur », « pollution », « prozac » (p. 51) etc., ainsi que des plaintes plus officielles, notamment « une motion […] du Conseil international de la musique de l’Unesco, lequel avait décidé de reconnaître un “droit au silence” » (p. 51), l’entreprise ne sombre que pour mieux renaître sous la direction de Mood Media (fondée en 2004 l’entreprise canadienne rachète Muzak en 2013), une version plus « présentable » munie d’un champ sémantique renouvelé : désormais Mood Media travaille avec des « designers » musicaux et sert des « points de vente » afin, à partir d’une « expertise authentique », de trouver « la solution »1 parfaite pour le client.
L’industrie apparaît ici comme le point de rencontre, le nœud où s’articulent et s’instaurent deux niveaux de recherches scientifiques autour du son. La « musique disciplinaire » (p. 58), bien que fragile du point de vue de ses justifications disponibles, apparaît en temps de guerre comme un moyen non négligeable de « faciliter le processus industriel » (p. 59). C’est ainsi qu’en 1943, le Bureau de la production de guerre étatsuniens, client de la société Muzak, prend en charge les frais d’un « Guide du son dans l’industrie » (p. 60) que l’Institut Stevens avait refusé de financer.

3La dernière partie du livre, la plus conséquente, est consacrée aux usages du son comme outil de contrôle en temps de guerre durant la seconde partie du XXe siècle. La porosité des frontières entre l’industrie militaire et celle du divertissement avait été brièvement amorcée dans Le son comme arme, où l’on lisait déjà les espoirs de Burris-Meyer de voir les « moyens sonores militaires » servir les salles de cinéma une fois la guerre finie2. Si le théâtre lui avait permis d’entrevoir de premières promesses, ce sera sur le terrain de la guerre que Burris-Meyer trouvera l’opportunité vite saisie de justifier ses théories. On (re)découvre l’usage par l’Armée de terre et la Marine étatsuniennes de « l’équipement stéréophonique de Bell Labs et du Fantasound de Disney » (p. 73) – Bell Labs qui dans les années 1940 avait réorienté 75% de son travail « vers le développement de dispositifs électronique pour les Alliés et les forces étatsuniennes » (p. 74) ; le développement au sein de l’Institut Stevens du « projet 17:3-1 » destiné à étudier « les effets physiologiques et psychologiques du son sur l’homme en temps de guerre » (p. 77-78) ; la conception et l’usage d’un « haut-parleur dédié à la diffusion aérienne » (p. 83) issu d’une collaboration entre l’Institut Stevens, Bell Labs et Western Electric, projet destiné à perturber l’ennemi et probablement inspiré par la voix de la sorcière du Magicien d’Oz selon un témoignage de Burris-Meyer ; on retrouve aussi l’utilisation de « leurres » au cours de scènes spectaculaires d’armées fantômes organisées avec la convocation mixte « d’artistes, techniciens et comédiens issus de compagnies de théâtre, d’écoles de graphisme de New-York ou des studios d’Hollywood » (p. 83).
Décrit par certains membres de la fondation Rockefeller comme un génie « fêlé » (p. 83), son manque de sérieux pointé apparaît tout autant comme la condition d’émergence d’opérations et d’intentions inouïes dans le domaine du comportementalisme. Mais si Burris-Meyer a servi les situations d’urgence militaires et industrielles, son manque de vergogne est une charge à diluer une fois l’acuité de l’instant passée. Juliette Volcler nous donne un aperçu d’une « autre modernité sonore » qu’il s’agit de lire comme elle suggère qu’elle s’est construite, c’est-à-dire dans un souci d’urgence qui ne trouve de dispositif adéquat sans dimension fictionnelle. L’immersion narrative offre une place de proximité pour appréhender ce que cette histoire a de fascinant, au risque peut-être que le lecteur y trouve plus le tumulte émotionnel de la mise en scène spectaculaire, qu’un véritable moyen de saisir l’outil critique qui lui permettra de s’en distancer.

Citation : Jérémie Nicolas, «Juliette Volcler, Contrôle, Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore, Paris, La Découverte/Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 2017», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], N°26, Gestes et mouvements à l’œuvre : une question danse-musique, XXe-XXIe siècles, Hors-thème et compte-rendu de lecture, mis à  jour le : 04/04/2017, URL : http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=812.