Beaumarchais, Rossini, Michieletto ou l’inutilité de toute précaution

« Beaumarchais, Rossini, Michieletto ou l’inutilité de toute précaution« 
Article musique, RDM Magazine n°11, Paris, 2019

Gioacchino Rossini, Le Barbier de Séville, Opéra de Bastille, jan. 2020 – fév. 2020

Après trois succès en 2014, 2016 et 2018, Le Barbier de Séville de Damiano Michieletto revient à Bastille. Avec d’une part une distribution renouvelée, donnant le rôle du comte au ténor espagnol Xabier Anduaga, et d’autre part le retour de la direction d’orchestre rossinienne de Carlo Montanaro, cette production crée de nouveau l’attente. Empreint du cinéma d’Almodóvar, le travail du jeune vénitien allie les costumes décontractés de Silvia Aymonino, qui habille des personnages disgracieux, au décor mobile et foisonnant de Paolo Fantin, qui associe entre autres un immeuble tagué parsemé de paraboles et de linges pendus, une voiture américaine, un bar à tapas, une affiche publicitaire. Saluée pour sa vivacité, la mobilisation de cette mise en scène pourrait mettre à jour la critique initiale de la comédie de Beaumarchais.

Cet opéra bouffe fut adapté par Cesare Sterbini, qui participa, en conservant la fougue du dramaturge français, à faire sonner ce monument de l’œuvre de Rossini. L’action expose les moyens employés par deux protagonistes pour conquérir le cœur de Rosina, jeune orpheline. D’un côté, Bartolo, un médecin malhabile, accompagné de son ami Basilio, de l’autre, le riche Comte Almaviva, aidé par son ancien valet, le barbier Figaro. La précaution inutile est celle de Bartolo, qui tente en vain de déjouer un amour gagné d’avance. Alors que le médecin tient la jeune demoiselle sous tutelle, menaçant de l’emmurer et espérant ainsi préparer le terrain du mariage, le comte la fera sienne à force de feintes et de farces, mettant le monde dans sa poche pour se hisser jusqu’à son balcon.

Il est dit que ce balcon se situerait sur la place Alfaro, dans le quartier de Santa Cruz, aux lisières des jardins Murillo. On peut y trouver à l’étage d’une maison, un balcon rectangulaire dégagé, avec un plancher boisé et un garde-corps armé de rambardes métalliques, se terminant sur son côté droit en forme ronde légèrement débordante. Avec cette nouvelle mise en scène, l’appartement de Bartolo se trouve noyé au milieu d’autres logements qui se chevauchent au sein d’un immeuble posé sur une plateforme rotative. Les espaces domestiques passent du fond au front, traversés par des personnages qui les parcourent en tous sens, comme pendant la cavatine de Figaro, où le barbier s’élance en chantant « Place au factotum ».

La critique de Beaumarchais s’étayait sur une approche satirique des privilèges de naissance. Effectivement Almaviva se sert de son ex valet à l’aide d’un métal « tout puissant », l’or, qui fait de l’esprit humain un « volcan ». Et ses dépenses n’ont qu’une raison d’être : faire détoner des retentissements. Vocaux, comme ceux qui montent jusqu’à Rosina, mais aussi affectifs, celui amoureux qui frappe la demoiselle par surprise, la faisant « presque délirer », et celui de la calomnie retournée contre Bartolo, effroyable, qui va grandissant, du « vent léger » jusqu’à faire entendre la détonation d’un « coup de canon » qui gèle le médecin sur place.

Alors que la comédie de Beaumarchais maintient des unités de temps et de lieux stables, permettant ainsi à Almaviva de miser les coups d’un jeu bien orienté, la mise en scène de Michieletto, qui montre une petite société soumise à une force indépendante, semble tout confondre, y compris les projets d’Almaviva, dans un même écoulement giratoire. Si la dépense de l’or reste utile, elle n’est plus ici la force principale. En faisant littéralement tourner la comédie en rond, et sans jamais la perdre, bien au contraire, Michieletto ne généralise-t-il pas, selon le sous-titre de Beaumarchais, l’inutilité de toute précaution ? De même qu’il s’agit ici probablement de Séville et que l’activité du voisinage déplace l’action, la rotation de l’immeuble pendant les airs ou sur leurs fins, est peut-être une occasion de faire dévier, avec le décor, et au moins dans l’imaginaire du spectateur, la trajectoire des coups du comte, et par-là d’en relativiser les retentissements.

j.n.