Haraka de Jérémie Nicolas
Par Florian Gaité
On y pénètre par un couloir plongé dans une pénombre à peine brisée par un raï de lumière qui, en fond, lui dessine une issue possible. Possible seulement, car la ligne de fuite indique tout autant une impasse. L’entrée donne en effet sur une cellule hermétique, dont on ne peut dire spontanément si elle est d’écoute ou de prison, un cylindre de métal suspendu qui baigne dans la lumière. L’œil se déstabilise et perd son acuité, peut-être aussi intimidé par l’allure disciplinaire du dispositif. La gravité pesante des parois, la froideur des feuilles de métal, la raideur des chaînes en acier qui les retiennent, la verticalité implacable des tenseurs, le haut-parleur et la rampe de lumière disposés en surplomb : tout concourt à première vue à la démonstration d’autorité.
Une question tombe alors du ciel comme un couperet, comme une injonction à dire à laquelle on ne s’attendait pas : « Et vous-même quand vous êtes arrivé en France, vous avez demandé la nationalité française ? ». Cette voix, c’est celle de Mathias Gregor, un historien spécialiste de la guerre d’Algérie qui a recueilli les témoignages de harkis, et dont Jérémie Nicolas a consulté les enregistrements[1]. Plus qu’aux interrogations de l’historien, laissées indemnes, l’artiste-compositeur s’est ici attaché aux réponses apportées lors de ces entretiens, ou bien plutôt à certaines de leurs modalités. De ces récits complexes, souvent dramatiques et contradictoires, l’artiste n’a en effet retenu que les silences, les moments d’hésitation, les paroles retenues ou suspendues et les confessions inhibées, tous ces manques au cœur du discours qui expriment l’indicible de l’événement traumatique. On comprend alors qu’il s’agira de saisir malgré tout ce qui se donne difficilement à entendre et de s’affecter du fait que quelque chose résiste à l’opération.
À cette première sentence succède le noir complet dans lequel se donne la réponse musicale, une opération reconduite à chaque question. L’oreille, organe de la peur selon Nietzche, prend le relai du regard pour se rendre sensible à l’alerte. Sur le qui-vive, l’auditeur prête la sienne. Dans Haraka, Jérémie Nicolas donne à entendre des silences qu’il a amplifiés, composés et modulés, des vides de sens qui paradoxalement prennent toute la place, retentissent et résonnent pour embrasser le spectateur ou le toucher comme on le saisirait d’effroi. Sa surprise tient au noir total qui fait perdre les repères comme à la disruption de l’écoute, qui passe de la compréhension discursive à l’appréhension musicale. Elle tient aussi à la spatialisation imprévisible du son qui se diffuse de manière circulaire et rebondit sur les parois, un son dont les sources d’émission mêmes sont cachées à la vue. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas, comme on pourrait s’y attendre, des haut-parleurs mais des excitateurs collés à l’arrière des lames d’acier qui traduisent le signal sonore en vibrations. Les tremblements des feuilles métalliques suivent ainsi le rythme de la composition, de ses ponctuations, de ses changements de volume, de ses emballements et de ses pauses. À l’image des interruptions du discours, de ces creux devenus matière musicale, la production sonore tient physiquement de l’intervalle, de l’écart, de tous ces lieux de perte que le martèlement des excitateurs fait résonner avec fracas.
Possiblement perçu comme la reconstitution symbolique d’une salle d’interrogatoire, d’une cellule de prison ou du non-lieu psychique du trauma dans lequel on s’enferme, le dispositif activé se découvre au fil de l’écoute comme une caisse de résonance, disposant à une plongée dans la matière même de ces silences, au plus près des trous de mémoire et des paroles retenues. L’installation tient alors davantage du dispositif d’occlusion que du lieu d’enfermement, même si elle semble jouer de l’analogie entre les deux. Le son se donne d’abord dans une forme de rétention, quand bien même il se propage ensuite généreusement, furieusement parfois. Le silence des harkis, supposé n’offrir aucune prise, est ici brisé sans pour autant ouvrir sur une parole, sans jamais devenir discours. Il peut être saisi comme une seule matière sonore finement différenciée, texturée, qui peut être écoutée en soi, comme un pur événement musical. Le son est tantôt rond, tantôt strident, il crisse comme il caresse, il embrasse comme il pique. Le silence devient alors tout entier instrumental, assimilable à un jeu de cuivres et d’instruments à vent, un concert de cors en contraste avec la dimension percussive des lames de métal mises en branle par les excitateurs. Comme le trauma qu’il traduit ici, le son n’a a priori ni image, ni récit propre, il agit au bord de la représentation, c’est-à-dire au lieu du musical.
Pourtant, le jeu de résonance, aux sens propre et figuré, n’est manifestement pas que sonore, le dispositif se prête même à un jeu d’identification et de projection pour l’auditeur. Par l’imaginaire, ce dernier est tenté de combler les manques, il veut en percevoir les raisons. Que peut-il alors dire d’une parole qui se censure ? Que peut-il projeter face à l’écoute d’un récit empêché ? Doit-il d’ailleurs le faire ? Le public est placé face à la responsabilité de sa propre écoute, à lui de se mobiliser comme sujet. Haraka, « mouvement » en arabe[2], confère au silence un potentiel d’audibilité suffisant pour être à la fois mobile pour lui-même et moteur pour les autres. On peut lui prêter des intentions et des affects, lui inventer une vie ou un paysage, y entendre une sirène de bateau, des vrombissements d’insectes ou encore des cris, des soupirs, des plaintes et des râles déformés. La compulsion de l’auditeur à faire récit malgré l’absence, à occuper les vides, à surmonter l’angoisse de l’inassimilable, se révèle irréductible.
La cellule apparaît comme un interstice où s’éprouve l’inframince du souvenir ténu, de l’impression vague, de la mémoire qui tâtonne ou de l’inconscient qui avorte. Interrogés sur leur engagement, leurs motivations, leur arrivée en France, leurs relations à la famille ou à l’armée, les harkis sont constamment renvoyés à leurs paradoxes, à l’incertitude de leurs rôles comme à leurs sentiments mitigés. À la fois traitres et héros, engagés volontaires et résignés par nécessité, ils apparaissent comme des sujets troublés dans leurs assises, déchirés, dissociés, dont ces silences composés constitueraient le seul discours audible. Les questions de l’historien ont la frontalité et la froideur de l’enquête, menée sans concession, ni atermoiement. Elles ont aussi parfois le ton d’une injonction à parler quand bien même le dire se donnerait comme impossible : « Vous ne voulez pas répondre à la question ? »
Non, il ne s’agit plus de répondre de manière articulée, et la volonté n’y est plus pour rien. Là est même tout l’enjeu de ce geste de silenciation qui cherche non pas à faire taire des victimes mais à faire résonner les blancs de la blessure et du choc, à leur faire droit en tant que tels. Ni neutre, ni uniforme, ni même privatif, le silence est ici conjuré par une musicalité qui se substitue à la manifestation du sens. Haraka montre ainsi clairement que l’absence de parole est toujours une réponse, qu’elle est déjà en soi une forme d’adresse, une adresse ouverte et impersonnelle dont chacun peut s’emparer. Car ce qui somme les harkis de répondre peut très bien en dernier recours viser l’auditeur. En chacun alors peut résonner la terreur du non-dit, de ce que l’on se cache à soi comme aux autres, en chacun l’oreille peut donner forme à ce qui fait défaut à la langue, en chacun enfin le témoignage insensé peut prend la forme d’une bruyante défigure. Pour qui sait tendre l’oreille, l’absence et le manque sont parfois si criants…
Haraka, 2021
Conception/composition : Jérémie Nicolas
Scénographie : Maryline Gillois
Métallurgie : Lou Force
Image : Cécile Friedmann
Soutien : ArTeC / Maison des Sciences de l’Homme Nord (Saint-Denis)
Haraka est la pièce maîtresse d’une thèse en recherche-création intitulée Écho d’affect d’effroi, réalisée à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis sous la direction d’Anne Sédès (2019-2023).
L’installation est visitable sur réservation : https://www.mshparisnord.fr/autres-evenements-lies-aux-recherches-de-la-mshparisnord/haraka-2021/
[1] Consultés au sein de la phonothèque de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence, sous la responsabilité de Véronique Ginouvès.
[2] Ainsi que le précise l’artiste dans son texte de présentation : « De ce terme proviennent les mots “harki”, un supplétif algérien de l’armée française durant la guerre d’indépendance algérienne, et “harka”, la formation de supplétifs, le groupe mobile. »